Philip Morehead - Council of Canadian Bassoonists

Il est grand le mystère

par Mathieu Lussier

Je pense qu’on peut facilement distinguer trois grandes catégories de bassonistes en observant la relation qu’ils et elles entretiennent avec la fabrication d’anches.

1-Ceux et celles qui savaient dans quoi ils et elles s’embarquaient.

2- Ceux et celles qui ne savaient pas mais qui ont découvert un monde fascinant.

3- Ceux et celles qui ne savaient pas, qui ont eu la tentation de fuir lorsqu’ils et elles ont appris, mais qui ont tout de même persévéré dans l’apprentissage du basson.

 J’appartiens sans aucun doute à la troisième catégorie. Ma «Reed Room » n’a jamais connu d’expansion territoriale au-delà de la boîte à biscuit en métal qui séjourne en permanence sur mon comptoir de cuisine. Les gens qui vivent avec moi doivent accepter ce fait sans discuter, mais sans devoir craindre l’agrandissement du territoire consacré à une des rares activités de motricité fine que je sache pratiquer. J’aime donc penser que je fais partie d’une sous-catégorie de la 3e catégorie: ceux et celles qui acceptent peut-être leur destin mais qui sont absolument déterminés à minimiser TOUTES les conséquences de ce choix dans leur vie quotidienne. Il faut que ce soit simple, rapide, efficace.

 Ma mère étant psychanalyste, je comprends sans peine qu’il me faut probablement remonter à mon « enfance » de bassoniste afin de comprendre la nature particulière de mon lien avec les anches. Si ma première professeure de basson, la merveilleuse et regrettée Andrée Lehoux, m’a inculqué avec rigueur et calme les rudiments de la fabrication et de la taille des anches, le passage entre mes trois années de conservatoire avec l’autonomiste Rodolfo Masella (nous étions très libres de nos choix) et ma dernière année avec son successeur, Gérald Corey, fut spectaculaire. Non pas spectaculaire  du point de vue des résultats personnels, mais plutôt par la découverte de mon abyssale ignorance du vaste monde de la fabrication des anches. Dans cet univers, Gérald Corey, homme d’une grande bonté, d’un grand savoir et d’une immense générosité dans le partage des ressources et des connaissances était, je le compris rapidement, l’apôtre d’un maître absolu des anches en Amérique du Nord, Louis Skinner.

Pour moi, dont le monde des anches se résumait à une petite trousse à outils (2 mandrins, un alésoir, une lime et un couteau), l’arrivée de Monsieur Corey à mon cours de basson avec ce qui semblait à mes yeux la plus grosse valise jamais conçue pour le voyage, entièrement remplie par des outils d’anches, a pris des allures d’épiphanie angoissante, me faisant instantanément mesurer ce qu’il me restait à apprendre. Knochenhauer, Mechler étaient des noms qui revenaient souvent, entremêlés d’histoires de Louis Skinner et d’une variété de modèles qui me semblait infinie. J’étais plein de bonne volonté mais nullement prêt à recevoir cette avalanche de savoir et donc plutôt enclin à m’inspirer de l’autruche, ce sympathique oiseau, et de m’enfouir la tête dans le sable.

 C’est une nouvelle rencontre, déterminante pour l’ensemble de ma pratique du basson, qui me fera sortir la tête du sable et finalement trouver un modèle d’anche qui me convient et qui n’a que très peu changé depuis 1995. Lors de mon deuxième été au Centre d’arts d’Orford, aujourd’hui Orford Musique, Christopher Millard a non seulement pris le temps de me reconstruire comme bassoniste, mais il m’a également expliqué avec un rare talent de vulgarisateur les principes de base des théories de Louis Skinner. Au fil des ans, il avait non seulement parfaitement assimilé l’ensemble de la chose,  mais il arrivait aussi à transformer en principes accessibles à un esprit peu curieux de cette étrange science comme le mien des concepts que j’associais davantage à la science quantique qu’à la fabrication d’anches. 

Anche plus courte, plus large, grattage probablement assez peu orthodoxe car peu symétrique, mes anches sont encore fortement inspirées de celles que Chris m’a montré à faire il y a 25 ans.

Un questionnement demeure cependant: bien que je sois heureux avec ce modèle, que j’aie l’impression que mes anches me permettent de faire ce que je souhaite au basson, que ce modèle s’adapte facilement à la taille des anches baroques ou classiques que je dois régulièrement faire, pourquoi personne d’autre que moi n’arrive à jouer mes anches?

 En réalité, une seule personne a réussi à jouer une de mes anches avec aisance. Elle avait 11 ans et était plus petite que son basson…Oserai-je dire que j’appartiens en fait à une sous-catégorie de la sous-catégorie précédemment mentionnée de la 3e catégorie: Ceux et celles qui, d’une certaine façon, renoncent à tout comprendre?

 Il est grand le mystère….

 

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